L’expérience des autres, un peigne pour les chauves?
Ce qu’on appelle l’expérience individuelle ne se transmet guère.
A mon premier remplacement de biologiste, le responsable du labo m’avait breffé (canadien pour briefé) sur le choix des machines, ce qu’on appelait des automates. J’étais un jeune blanc bec : au sens propre du terme, un oisillon qui sort de son nid, de sa famille, d’études longues et prenantes.
Un peu ambitieux, un peu orgueilleux, plein de bonne volonté, très motivé, mais ignorant abyssal de la “vraie vie”…, on pourrait quasiment dire « niais », qui étymologiquement dérive de « nidus »!
Mon aîné m’informa que le choix était vaste, c’était l’époque où le laborantin se muait en technicien de labo : il troquait les pipettes, toute la verrerie cliquetante pour des machines d’analyse. L’informatique apprenait à relier ces automates, et, bien maîtrisés, le nombre d’erreurs de labo était en chute libre.
De nombreux industriels « étaient sur le coup ». Quel modèle choisir ? Comment attraper au vol des machines qui évoluaient très vite, mais qui représentaient des investissements importants ?
Je lui suggérais de téléphoner aux confrères utilisateurs. Après avoir bien sûr écouté les représentants des différentes firmes. Et d ‘avoir eu une démo avec les techniciennes .
« Mon jeune ami, sachez qu’il est peu efficace de contacter les confrères : c’est comme pour les bagnoles, ils vous diront toujours qu’ils ont la meilleure, la plus performante, la plus ceci, la plus cela.” Je sentais un certain désenchantement.
Moi qui avais vécu dans les bons sentiments pendant trente ans, moi qui avait choisi des études « bio-médicales » « pour faire du bien “, je venais de tourner une page. J’entrais maintenant dans un autre monde, après avoir été formé pendant quatre ans à l’hôpital, endroit plutôt bienveillant. J’appris par la suite que les carrières au CHU n’avaient rien non plus de chemins bisounoursés.
La grande différence à cette époque entre le CHU d’où je sortais, et le privé qui m’accueillait était bien sûr le rapport à l’argent. En fin d’internat j’avais observé des collègues qui empruntaient pour « se payer une belle voiture ». A mille lieux du bon sens terrien revendiqué dans ma famille, mélangé à de l’éducation chrétienne.
J’observais aussi que, grosso modo, il y avait trois types de biologistes, comme de médecins d’ailleurs. Les brillants et ambitieux purs, qui se servaient de ces études et métiers prestigieux pour « laisser leur nom », plutôt rares, et bien sur, futurs chefs de service hospitalier.
Les « financiers », qui avaient fait ces longues études comme on fait un placement.
Une troisième catégorie pour tous les autres : les amoureux de la médecine, les passionnés de biologie, les aventuriers, les egos dilatés, les humanistes, les religieux etc.
Dans le privé, j’allais donc rencontrer souvent des regards type « Picsou », avec le sigle franc, puis euro, en 2002, gravé au fond des pupilles. Ce « regard intéressé » dessinait pour moi un autre paysage, et pas que dans le domaine technique.
Dans le domaine humain : »qu’est ce que peut m’apporter la personne en face de moi » ? « Quel service peut-elle me rendre, ou de manière plus rugueuse, comment peut-elle m’être profitable » ? Et moi aussi je me suis surpris à minauder pour récolter, à manipuler pour écourter un échange, ou à flatter pour en allonger un autre.
Bien entendu, je n’ai pas écouté le conseil de mon « ancien ». J’ai toujours facilement pratiqué le téléphone, voire la rencontre. Mais, grâce à lui, j’étais devenu méfiant.
« Faut dire. Qu’on ne nous apprend pas. A se méfier de tout. » Jacques Brel l’a chanté dans « La Fanette ».
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Fanette
Cette posture m’allait pas mal : j’ai toujours eu un petit côté rebelle, critique, qui avait été exacerbé pendant la période post soixante huitarde. L’attitude scientifique, qui encourage le doute, m’allait comme un gant.
C’est peu à peu que j’ai perdu cette méfiance, et que je me suis éveillé « au sens de l’autre », en ressentant mieux mes interlocuteurs. Et l’argent n’a jamais été pour moi un maître, mais un simple serviteur, comme disaient les anciens.
Loin des paroles d’un jeune biologiste sympathique, qui m’avait déclaré, plein d’émotion, que son argent, c’était « comme son sang » !
PS1 Dans un monde de pénurie, l’argent peut sans doute symboliser le sang des hommes, il est rare comme est rare la ressource. Dans le monde d’abondance promu dans les pays développés, c’est une toute autre chanson .
PS2 L’atmosphère dans les congrès médicaux a grandement changé en 30 ans. 80 % de mâles au début, 60 % de femmes maintenant. C’est plus simple, plus agréable, plus convivial.