L’amour rend aveugle ? Ben non, c’est plutôt le manque d’amour.
« Au commencement était le verbe ».
Les anciens croyaient que la chaude-pisse était un écoulement de semence, et la nommait donc gonorrhée, de gonos, semence, rrhée, écoulement. Comme celui qui souffre d’écoulement verbal est atteint de logorrhée, de logos, verbe, rrhée écoulement. Au XIIe siècle, les médecins, encore largement dans le brouillard, la baptisent blennorragie, blenno, mucus, ragie, jaillissement. Comme celui dont le sang jaillit fait une hémorragie, de hemo, sang, ragie, jaillissement.
Au XXe siècle, le microscope éclaire le bactériologiste qui ne croit plus, mais sait que l’agent de cette maladie est la bactérie appelée gonocoque, découverte par Neisser en 1879. Colorée artificiellement, elle apparaît sous le microscope comme un grain, un kokkos grec.
On parle donc maintenant de gonococcie. Un savoir remplace une croyance. Sur la même lancée, la MST s’est transformée en IST, les médecins ont préféré nommer infections des maladies clairement identifiées comme telles.
La maladie est devenue, à force de travail médical acharné, un terme bien vague, et souvent historiquement associé dans ce domaine à -honteuse- .
La maladie sexuellement transmissible s’est ainsi modernisée en infection sexuellement transmissible.
Il reste bien sûr les expressions argotiques, fleuries, « je m’suis fait poivrer », « j’ai chopé la chtouille », « la chaude-lance », l’ancien « coup de pied de Vénus », « se faire plomber » … etc.
Au laboratoire, ces expressions sont parfois entendues avec une petite pointe de fierté ; une idée de chasse semble alors sous-entendue, et, bien sûr, qui dit chasse dit risque.
Le mot peut nous humaniser, par une alchimie mystérieuse. Avec tous nos moyens techniques, un microbe pathogène nommé est un microbe mort, et c’est la vie qui sourit !
Le mot peut aussi masquer, tromper : l’antibiotique devient ainsi « un promoteur de croissance » en élevage industriel. l’OGM aliment est certes un végétal manipulé génétiquement, mais aussi, très souvent, et l’acronyme n’y fait pas mention, un végétal fourré à l’herbicide.
Tout se passe comme si l’évolution génétique ante humaine se poursuivait d’une aventure sémantique. Comme toute aventure, elle est pleine de risques.
Cette humanisation par le langage, le couple Helen Keller et Ann Sullivan nous en avaient donné une démonstration impressionnante dès le XIX ième siècle.
Ann Sullivan, née en 1866, perd la vue enfant des suites d’un Trachome. Cette maladie infectieuse due à des variétés de Chlamydiae trachomatis était fréquente dans le monde entier à cette époque. Maladie de la pauvreté, du manque d’eau propre et d’hygiène. Fille d’émigrés irlandais ayant fui la famine de 1849, son enfance est difficile, marquée par des décès, des séparations, la misère.
Opérée, elle recouvre en partie de la vision; elle est acceptée dans une école pour déficients visuels, l’institut Perkins, où elle réussit brillamment à adopter les nouveaux langages tactiles, dont le Braille.
En 1887, Helen Keller a sept ans, elle est devenue sourde et aveugle à 19 mois des suites d’une maladie infectieuse (scarlatine?); c’est une véritable petite sauvageonne, capricieuse, difficile. Ses parents totalement déboussolés entrevoient même un moment la vie en institution, ayant peur qu’elle ne devienne dangereuse pour elle-même et pour les autres.
Graham Bell contacté ( lui-même entouré d’une femme et d’une maman sourdes) propose aux parents d’Helen l’aide à domicile d’une éducatrice spécialisée pour l’aider à communiquer avec sa famille. Ann Sullivane, de l’institut Perkins, est sollicitée, malgré son jeune âge, ses 20 ans.
Ann Sullivan prend Helen dans les bras, c’est son premier contact. Avant tout désir d’éducation, elle pense tendresse, elle veut de l’amour. Helen dira plus tard que ce jour avait été le plus beau de sa vie. Mais Ann est exigeante, Helen doit apprendre à lui obéir, ce qu’elle ne fait jamais. Et la communication avec Helen ne peut être que tactile.
Le conflit permanent entre ces quatre personnes, pousse Ann à demander aux parents de s’isoler avec Helen dans une grange. Où elle n’a de cesse d’essayer de contacter Helen, en particulier par un langage tactile des mains, qu’elle a appris à son école. Inlassablement elle lui tapote le creux de la main, en essayant de lui faire associer des objets à ces signes.
Ce langage code les lettres de l’alphabet.
Au bout de quelques jours, Helen « comprend » l’intention d’Ann. C’est comme un déclic, une révélation : en touchant d’une main de l’eau qui coule, elle comprend qu’Anne cherche à lui faire associer un « mot », qui n’est pour l’instant pour elle qu’une impression tactile bien définie, répétable, W-A-T-E-R.
Elle en laisse tomber d’émotion la tasse qu’elle tenait dans sa main.
Peu après elle saisit de la terre et en demande à Anne la traduction tactile. Ce jour là elle apprit vingt « mots ».
Elle dira plus tard : “Le mystère du langage m’était enfin révélé. Je compris que cette chose merveilleusement fraîche qui coulait sur ma main était l’eau. Ce mot vivant éveilla mon esprit, lui donna la lumière, l’espoir, la joie.”
L’envie d’apprendre était née, avec une force incroyable. Les parents constatèrent l’impressionnant changement d’humeur de leur fille tout au long de l’apprentissage du langage des signes, puis du Braille. Finies les terribles crises.
Ann la guidera pendant des années, jour après jour, et elles restèrent ensuite amies très proches jusqu’au décès d’Anne.
Même si le premier pas avait été franchi, apprendre un codage n’est pas « comprendre » le monde. A partir des simples « mots » d’objets au début, juste des signes en fait, elle construira ensuite peu à peu sa pensée, ses sentiments, le long des années…
Plus tard, Helen sera la première femme sourde et aveugle à être diplômée de la faculté.
Le Braille est né en France.
A la fin du XVIII siècle, au moment de la révolution, les conditions de vie des personnes aveugles sont très difficiles. Le plus souvent elles sont contraintes de mendier pour juste survivre. Certains organisent des spectacles musicaux, mais leur succès s’asseoit plus sur la moquerie, la dérision que la musique. Ils choisissent des vêtements grotesques, s’essaient en dindons de la farce. Un homme, Valentin Haüy, (prononcer A-U-I) est choqué à la foire de Saint-Ovide par un de ces spectacles.
En donnant une pièce à un mendiant aveugle, il avait été surpris de sa réaction : ce dernier lui avait rendu la pièce en le remerciant « Monsieur, mais vous devez vous être trompé, c’est bien trop d’argent » Le grand intérêt de la perception tactile lui vint à l’esprit. Et c’est 1786 qu’il fonda la première école au monde pour jeunes aveugles.
Il reprit bien des travaux antérieurs sur ce sujet.
Il faisait gaufrer un papier épais de dessins, de lettres. Il entrouvrait ainsi une porte dans la nuit. Louis Braille, aveugle à l’âge de trois ans par accident, continua le chemin, et son langage commença à être diffusé dans le monde entier à partir de 1829. Cette année là, le premier institut pour personnes aveugles fut fondé aux Etats Unis. L’institut Perkins, où Ann Sullivan avait été formée, accueillit plus tard Helen Keller.